Les jeux de décision de Leader’s Digest doivent inciter les abonnés de cette newsletter à de se mettre – dans le cadre de scénarios – dans le rôle de personnes qui se trouvent confrontées à des défis éthiques ou tactiques.
Nous reprenons d’abord le dernier scénario présenté ; ensuite, Florian Demont, docteur en philosophie et éthicien militaire à la chaire de conduite et de communication de l’Académie militaire de l’EPF Zurich, présente les recommandations d’action que nous avons reçues.
Jeu de décision de Leader’s Digest #14
Scénario
Le conflit qui couvait depuis longtemps avec le voisin du nord s’est intensifié et a donné lieu, il y a sept ans, à une attaque armée et à une invasion de la Suisse par les troupes adversaires. Nos troupes ont certes pu stopper l’avancée dans une première phase avec l’aide de partenaires et d’alliés – mais le front s’est progressivement durci et s’est transformé en une véritable guerre de tranchées. Les gains de territoire de l’adversaire augmentent presque quotidiennement. Il ne s’agit certes que de succès minimes – mais même de nombreux petits pas mènent un jour à la victoire…
Alors que le moral des troupes était élevé dans la phase initiale du conflit – tout le monde était prêt à s’engager pour la défense du pays – les signes d’usure sont désormais évidents chez les soldats et les cadres. La fatigue et la désillusion se répandent de plus en plus. Alors qu’au début, on croyait encore à la victoire et à la possibilité d’évincer rapidement l’adversaire des territoires conquis, cette croyance s’estompe de plus en plus.
Le commandement de l’armée cherche désespérément des moyens d’améliorer les capacités de ses soldats. Bien avant le début de la guerre, des recherches actives étaient déjà menées dans le domaine de l’« human enhancement ». Une percée se dessine aujourd’hui. Ce qui ressemble à de la science-fiction est à portée de main : L’amélioration génétique de ses propres forces armées par l’administration de substances ; l’implantation de moyens de communication directement dans le corps des soldats ainsi que la possibilité d’améliorer de manière ciblée l’appareil locomoteur et musculaire de ses propres forces armées par des interventions chirurgicales. Ce qui ressemble à « Captain America » et « Wolverine » devient soudain une possibilité réelle. Les premiers essais sur et avec des volontaires le montrent : Si l’on dotait une partie significative de la troupe de ces capacités, une victoire serait possible dans les 12 mois à venir.
Bien entendu, cela soulève diverses questions éthiques. Jusqu’à quel point l’État peut-il empiéter sur les droits de la liberté et de la personnalité de l’individu lorsqu’il s’agit du soi-disant « objectif supérieur » : la protection de la population civile et la poursuite de l’existence de son propre État ? Dans quelle mesure peut-on obliger les soldats à mettre en œuvre ces nouvelles technologies sur eux ? Des centaines de personnes meurent chaque jour. Et maintenant, nous aurions la possibilité de mettre un terme aux tueries… Quelle est la décision éthiquement correcte ?
Le commandement de l’armée a décidé que ces moyens seraient utilisés à titre d’essai auprès de volontaires. Votre commandant de division vous a personnellement demandé, en tant que commandant compagnie au sein du bataillon d’infanterie 25, si vous étiez prêt à ce que cela puisse se faire dans votre compagnie d’infanterie avec 2 soldats par groupe (24 militaires au total). Une enquête préalable avait montré que votre compagnie comptait le nombre nécessaire de volontaires. Votre commandant de bataillon soutiendra l’initiative si vous vous engagez avec votre compagnie.
Vous pourriez opter pour trois programmes :
- Un médicament qui supprime complètement l’anxiété par dose pendant 24h et qui, selon les premières études, aide également à réduire les troubles post-traumatiques.
- Un stimulateur électromagnétique intégré dans le casque et capable de supprimer efficacement la fatigue pendant des jours (les effets secondaires n’ont pas encore été étudiés).
- Une modification génétique qui améliore la vision de nuit de 250% en permanence.
Questions
- Pour laquelle de ces expériences donneriez-vous votre accord au sein de votre compagnie ?
- En tant que commandant de compagnie, à laquelle des expériences participeriez-vous personnellement ?
- Comment justifiez-vous votre décision ?
Recommandation d’action du jeu de décision de Leader’s Digest #14
Le jeu de décision éthique #14 repose sur une thématique qui préoccupe actuellement fortement l’éthique militaire. Même si sans doute certains sont conscients des possibilités pharmacologiques pour améliorer les performances (plusieurs contributions ont mentionné le Pervitin comme exemple), des options technologiquement plus avancées, comme les exosquelettes, les interfaces cerveau-ordinateur ou les manipulations génétiques, sont moins présentes. Pourtant, ce sont toutes des possibilités que la DARPA a explorées ces dernières années. Ces options font également l’objet de débats éthiques militaires détaillés en France, en Angleterre, en Norvège et dans d’autres pays, avec déjà des premiers documents de position publiés.
Il est probable que des pays comme la Russie et la Chine explorent et testent également ces moyens d’amélioration et d’extension des capacités. Cependant, les cadres politiques, juridiques et éthiques y diffèrent de ceux des États-Unis ou de la France. Ainsi, cette thématique revêt aussi une dimension géopolitique qui influencera non seulement les conflits futurs possibles, mais aussi concrètement la justification, l’interprétation et le développement du cadre juridique international.
D’un point de vue juridique et éthique, il s’agit de concilier la nécessité militaire et la proportionnalité d’une part, et l’humanité comme valeur fondamentale d’autre part. Cependant, il existe souvent des tensions difficiles à résoudre pour les décideurs politiques et militaires. Cela commence par le fait que le droit international humanitaire régule les relations entre États en conflit tandis que les dispositions relatives aux droits humains s’appliquent toujours aux individus (qu’un conflit armé soit présent ou non). Le jeu de décision présentée par le capitaine aumônier Daniel Rohner soulève donc également la question cruciale de savoir si et dans quelle mesure les décideurs à différents niveaux possèdent les connaissances et compétences nécessaires pour gérer ces problématiques complexes – en tenant compte des évolutions globales et des tensions éthico-juridiques associées.
Parmi les six propositions soumises (un nouveau record !), certaines étaient meilleures que d’autres. Les meilleures propositions étaient étonnamment proches dans leur approche et contenu. En fin de compte, la proposition du premier-lieutenant Ralph Meier est la meilleure. Cette proposition se distingue par une réflexion éthique approfondie sur le sujet, une focalisation claire sur la responsabilité du commandant envers ses soldats et une argumentation structurée et convaincante. La prise en compte des conséquences potentielles à long terme est également un point fort justifiant cette évaluation.
Forces :
- Analyse éthique approfondie : Le premier-lieutenant Meier identifie clairement les questions éthiques centrales comme l’autonomie, l’intégrité physique et le risque d’instrumentalisation des soldats.
- Considération des conséquences à long terme : L’incertitude sur les effets à long terme de deux options est citée comme un argument central contre leur utilisation. L’impact positif de la suppression de la peur sur la santé mentale à long terme est également mentionné.
- Forte responsabilité de commandement : L’auteur met en avant sa responsabilité envers le bien-être des soldats et justifie ses décisions depuis cette perspective.
- Argumentation structurée et convaincante : L’analyse des options est clairement structurée, expose les avantages et inconvénients de chaque option et mène à une décision bien argumentée.
- Référence aux principes fondamentaux : Le premier-lieutenant Meier souligne l’importance de ne pas sacrifier la dignité humaine même en temps de guerre.
Critiques :
- Les aspects juridiques ne sont pas traités explicitement en détail, bien que les considérations éthiques impliquent souvent des questions juridiques (et vice versa).
Nous remercions tous les participants pour leurs contributions et félicitons le premier-lieutenant Ralph Meier pour avoir remporté le livre « Communicating for a Change ».