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Livre du mois : « Le grand livre de la stratégie, de la paix et de la guerre » d’Edward Luttwak

Le col EMG Dominik Belser présente le livre « Le grand livre de la stratégie, de la paix et de la guerre » d’Edward Luttwak. Luttwak est notamment connu pour avoir introduit le niveau opérationnel dans la doctrine militaire des Etats-Unis ; auparavant, on ne distinguait que le niveau tactique et le niveau stratégique.

Quel est le message clé du livre ?

Les réflexions de Luttwak sur la logique de la guerre et de la paix commencent systématiquement par les paradoxes, les ironies et les contradictions de la stratégie pratiquée, qui sont illogiques si l’on raisonne de manière linéaire.

La première partie de son livre est consacrée aux grandes lignes de la logique paradoxale de la stratégie, déjà exprimée dans la phrase « Si vis pacem, para bellum ». A l’aide d’exemples bien choisis tirés de l’histoire des XIXe et XXe siècles, il démontre que toute la stratégie est traversée par la logique paradoxale, « qui va régulièrement à l’encontre de la logique linéaire ordinaire, en faisant coïncider et en inversant les contraires ». Le comportement paradoxal est souvent récompensé – le comportement linéaire est souvent puni.

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à cinq niveaux « dimensions verticales » de la stratégie sur chacun desquels une « logique dynamique d’action et de réaction » est mise en œuvre. La notion de stratégie généralement comprise comme : La réglementation et les conséquences des relations humaines dans le contexte de conflits armés réels ou potentiels. La complexité de l’action stratégique se manifeste notamment dans les interdépendances verticales et horizontales. Par exemple, dans le cadre de succès verticaux accompagnés d’échecs horizontaux.

Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans ce livre ?

Luttwak est, dans le meilleur sens de Clausewitz, une « observation critique » d’exemples historiques soigneusement étudiés, qui permet d’aiguiser le jugement du lecteur.

Si vous cherchez chez Luttwak des solutions concrètes ou même des recettes, vous serez déçu. Néanmoins, la reconnaissance de la domination non linéaire dans la logique de pensée stratégique est un élément de base important de la pensée militaire et contraste parfois totalement avec la logique de concurrence qui prévaut souvent.

Y a-t-il des points sur lesquels vous ne soutenez pas l’argumentation du livre ou des domaines qui, selon vous, ne sont pas assez développés ?

Les évaluations de Luttwak sont certainement toujours contestables dans le détail. La référence à des conséquences non intentionnelles, au renversement des efforts de paix en leur contraire ainsi qu’aux multiples paradoxes à tous les niveaux de la stratégie peut d’abord déstabiliser le lecteur, car elle remet en question bien des points de vue conventionnels. Il manque en outre au livre un modèle qui permette de visualiser de manière simplifiée les mécanismes de la politique de puissance et les interdépendances des actions stratégiques et tactiques.

À qui s’adresse votre recommandation ?

Elle s’adresse à tous ceux qui s’intéressent aux aspects de la politique de sécurité, de la stratégie militaire, des questions opérationnelles ou des défis tactiques.

Comment ce livre vous a-t-il aidé dans votre quotidien de chef militaire ?

Il reste pour moi un document clé pour comprendre la logique de l’action stratégique et les principes de la tactique.

L’importance centrale de l’action non linéaire dans la stratégie et la tactique est démontrée de manière compréhensible et intelligible.

À quel aspect du modèle Command-Leadership-Management attribuez-vous votre livre ?

L’accent est mis sur le domaine de commandement à tous les échelons. Le livre montre de manière impressionnante pourquoi les actions stratégiques, opérationnelles et tactiques suivent une logique extrêmement complexe et parfois paradoxale et ne sont donc que partiellement planifiables ou même prévisibles (cela ne signifie toutefois pas que l’on ne planifie pas, il s’agit seulement de savoir comment, à quelle profondeur et pour créer quelles conditions – non pas une sécurité de planification, mais des conditions d’action aussi favorables que possible).

En effet, les actions stratégiques et tactiques se déroulent généralement dans une succession rapide d’actions, d’évaluation de l’impact et d’adaptation opportune.

Il s’agit donc moins d’un plan « parfait » ou de solutions universelles générées longtemps à l’avance que de comprendre l’ensemble à tous les niveaux et de créer des conditions permettant de prendre des décisions décentralisées de manière aussi rapide et flexible que possible.

Ainsi, Luttwak permet indirectement d’une part d’affiner la compréhension des différents rôles de leader et de manager dans le contexte militaire (en temps de paix comme en temps de guerre) et d’autre part, il nous oblige par la suite (mais pas le contenu du livre) à remettre en question de manière critique les principes traditionnels de conduite et de leadership de l’armée.

Par exemple, la nécessité d’un changement dans le domaine de la culture de conduite, d’apprentissage et d’innovation se fait sentir, non pas en raison d’une évolution toujours plus dynamique du marché ou d’une adaptation de la conduite militaire aux réalités de l’économie, mais en raison d’une logique militaire très ancienne.

Où voyez-vous les plus grands défis à venir pour la conduite dans l’armée suisse ?

Je vois le défi de l’armée suisse en premier lieu dans le fait que, en raison de notre faible expérience des crises et des conflits, nous négligeons généralement la nature même des décisions prises dans les conflits armés en établissant la pensée de la conduite (military mindset).

La capacité de penser de manière stratégique et tactique, comme par exemple le pragmatisme dans l’engagement, l’importance centrale de la flexibilité, de l’initiative, de la créativité, de l’innovation et de l’anticipation, ne sont ni exigées lors du choix du personnel de conduite (p. ex. dans le cadre de la sélection), ni formées de manière ciblée.

Le respect des processus de conduite clairement définis est généralement plus important que la réflexion tactique. Pourtant, la gestion de l’incertitude/du manque de clarté est rarement abordée dans les stages de formation, les cours et les exercices (en d’autres termes, mieux vaut la clarté que la vérité…).

Les officiers deviennent ainsi des « horlogers », qui sont jugés à l’aune de la réussite des plans (temporels) et de l’évitement des frictions et des risques, et des « avocats », qui s’orientent fortement sur les chiffres du règlement.

Et où voyez-vous les plus grandes chances à cet égard ?

Au début des changements, il y a soit l’attrait de la nouveauté, soit la prise de conscience de la nécessité d’agir.

Ce faisant, Luttwak met en évidence des aspects généraux de la stratégie qui ne nécessitent pas seulement des adaptations dans l’instruction de commandement mil, mais qui devraient également être pris en compte dans le développement de l’armée. Comme une meilleure compréhension globale est avant tout nécessaire pour agir de manière autonome et responsable, ce livre peut contribuer à la formation et à l’habilitation des cadres militaires à tous les niveaux. La richesse des exemples aide à illustrer et à comprendre.


À propos de l’auteur de la recension

Le colonel EMG Dominik Belser est le commandant de l’Ecole d’officiers des blindés/de l’artillerie 22 depuis 2022 et a déjà eu le privilège d’occuper de nombreux postes de commandement auparavant. Depuis 2022, il est également commandant suppléant des Forces terrestres, où il peut s’affirmer en particulier grâce à ses connaissances approfondies dans le domaine de la conduite des chars. Parallèlement à sa carrière militaire, Dominik Belser aime s’adonner à la peinture à l’huile et à l’aquarelle, jouer du piano ou se maintenir actif grâce à des activités de fitness.

À propos du « Livre du mois »

Le « livre du mois » est une rubrique récurrente de la newsletter Leader’s Digest. Cette newsletter est le fruit d’une coopération entre le Leadership Campus de l’Armée suisse et les études conduite et communication de l’Académie militaire à l’EPF de Zurich. Si vous n’êtes pas encore abonné au Leader’s Digest, vous trouverez de plus amples informations ainsi que le formulaire d’inscription en cliquant sur ce lien.

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